s’abîmer /Célia Charvet, août 2021
tu fouilles dans le fonds • ne cherches rien ni personne • te frayes un chemin dans la foule des immobiles, des passants capturés par le temps, et par
ceux qui veulent qu’ils restent • immobiles immortels mortels • pris par l’image comme par la glace, glacés par le papier, tombés de leur échelle, réduits à la taille d’une demi-main, glissés dans des poches, sous des films transparents, aplatis par les tissus, ployés par les peaux, les mots et les eaux du corps • captés dans la lumière aux yeux de tous • capturés par un seul dans l’ombre de sa chaleur • peau d’image contre peau d’aimant • frottées l’une contre l’autre jusqu’à l’étincelle, puis la flamme, puis la brûlure du trop de feux, puis la déchirure du trop frotté • tu fais défiler des images d’après l’amour • défaites • désunifiées • stigmates de fêtes ou de défaites • celles qui t’arrêtent te touchent au coeur • tu tombes dans les vides noirs ou blancs laissés par les bouts d’images enfuis • plonges tête la première et le corps tout entier dans des failles de papier • files dans ces chemins éclaboussés, vaisseaux de sang, faisceaux électriques, lignes foudroyantes aveuglantes, traces d’impasses, de gestes répétés et de traversées infinies aux mêmes endroits • tu regardes les endroits du papier, et ses envers, et quand ils s’adressent à toi, tu les retiens • tu te fonds dans leurs signes, tu les laisses descendre au fond de toi, et quand ils
remontent c’est grain par grain, c’est en poudre qu’ils renaissent, une poudre noire, celle, presque, du fard qui embrase les regards • tu prends une feuille • tu t’approches des corps, tournes autour du pot, rôdes dans leurs paysages • tu refabriques une image, recomposes, retisses une trame sans histoire, sans personne, sans regard • ces regards, tu les gardes pour toi • tu mets tous les yeux dans ta poche • ils roulent sous ta main quand tu égrènes les visages inconnus • tu t’organises autour de la déchirure • tu l’accommodes • la raccommodes • tu la sors du néant, dans la matière de la poudre, dans le plein de la poussière • tu rhabilles l’image en conservant son déshabillé et la trace de ses cicatrices • tu entretiens l’élimé • défroisses • repasses par-dessus • redimensionnes • repositionnes • quand tu vides tes poches, que tu accroches aux murs, tu mets le feu aux poudres • à présent, toi qui regardes, ne sais plus où donner de la tête • c’est un infini point aveugle qui te guette dans l’ombre • la représentation est finie • de reconnaissance, point • sans les têtes, ton propre regard ne suffit pas • tu avances en taupe dans les vibrations des sillons, suis les ondes, sens les ombres, écoutes le froissement des tissus, entends les souffles des corps revenus d’un ancien monde • tu touches avec le corps de tes yeux chaque parcelle de cendres encore chaudes, prêtes à enflammer les corps, de nouveau • ces mains, tu les connais • le pli, le poids, l’odeur de ces étoffes, tu les connais • la chaleur du sang sous la peau, à main nue, ou à travers le tissu, tu la connais • tu te perds dans un territoire familier puisque anonyme, tellement de noms te viennent, tellement de personnes affluent à la surface, échappées de la mémoire, surgissant d’entre les béances • c’est toi qu’on étreint, pointe, tient, serre, vise, attend • c’est toi qu’on vient chercher, là où tu es, de là d’où tu viens • aujourd’hui ces fouilles sont à toi, sont pour toi, dans le fond